mardi 30 juillet 2024

Punica delenda est

Punica delenda est : Le conflit des langues dans le Poenulus de Plaute

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0.      Introduction :

Depuis l’antiquité, le monde n’a cessé de faire l’expérience de l’extinction de diverses nations et de langues diverses. En témoignent les cas de l’akkadien, de l’ougaritique et  bien d’autres langues plus contemporaines ; d’où les appels à endiguer ce phénomène afin de préserver la diversité linguistique (Hagège : 2000). Toutefois, il est rare que tel sort soit documenté, l’histoire comme genre ne faisant cas que des trajectoires des hommes puissants et presque toujours pas des langues. À cela s’joute certainement le fait que l’écriture historique poursuit souvent un objectif sinon idéologique, du moins partial.

Dans l’espace méditerranéen antique, l’histoire retient trois sphères civilisationnelles, à savoir, la civilisation grecque, la civilisation romaine et la civilisation carthaginoise ou lybico-phénicienne.

Les rapports entre ces nations ont été traversés par de nombreux conflits dont les plus déterminants historiquement parlant sont ceux qui opposeront les Carthaginois aux Grecs en 460 av. J-C et les trois guerres puniques qui opposeront Rome à Carthage.

Pour ne pas nous étendre sur les motifs et les circonstances de ces conflits, nous retiendrons plutôt leurs conséquences. En effet, si la guerre d’Himère a eu pour conséquence le repli de Carthage vers l’arrière pays et le changement de son « mode de vie » en abandonnant partiellement les côtes pour diversifier ses activités et mieux se protéger contre l’agresseur grec. (Nabli et alii, 2010) ; le conflit contre Rome se solde comme tout le monde sait par la chute de Carthage et sa destruction en 148 AV. J-C.

Or, la langue des carthaginois a-t-elle aussi disparu ! et si tel a été son sort, de quelle manière cela pouvait-il se faire ?

En réalité, répondre à cette question peut s’avérer une véritable gageure, car les témoignages historiques sont à la fois rares et souvent contradictoires. Le Poenulus de Plaute constitue l’un des rares témoignages de ce qui semblait se parler par les Carthaginois de l’époque (Plaute écrit un demi-siècle après la destruction de Carthage). Néanmoins, avant de plonger dans ce que cette œuvre peut nous apprendre, il me semble judicieux de définir l’objet « langue Punique. »

1.      Le Punique : une langue mystérieuse !

Objet mystérieux, la langue dont il est question est très difficile à définir et ce que l’on sait d’elle nous vient de l’archéologie qui à notre avis semble lui avoir donné sa substance. En archéologie, du reste, punique et néo-punique réfèrent à un système d’écriture, l’écriture cursive en l’occurrence, par opposition au phénicien. Plusieurs tentatives de descriptions du phénicien et de ce qui se pratiquait à Carthage (Harris, Z 1938 ; Khrahmalkov, 2010) tentent de mettre en relief ce qui distingue les deux langues. À partir donc des découvertes archéologiques, Khramalkov (2010) affirme que beaucoup de variations distinguent le phénicien du punique. A titre d’exemple, il remarque qu’en phénicien la consonne « N » s’assimile à toute consonne qui la suit :

-MSBT = missbt = Mansibt. {Stèle]

Toutefois, le phénomène semble avoir disparu en néo-punique ! De même, il relève que dans les différentes réalisations du démonstratif ezde/’z/HZ dépendaient strictement du choix du scribe et de son école (op. cit :76).

Dans la même veine, Rolling (1983 :375), se proposant de répondre à la question de savoir ce que la langue phénico-punique était, la définit comme une langue essentiellement écrite. Il affirme à ce sujet :

It is the language of the monuments of the mother-country, North Africa and the Mediterranean countries written in Phoenician and Punic script, the medium for which may be stone, metal or papyrus.

Toutefois, cette langue est parmi les langues sémitiques celle qui est la moins bien transmise et connue, étant donné l’absence de norme permettant de l’appréhender convenablement, car nous manquons la variété qui permettrait une bonne connaissance de cette langue du point de vue de la grammaire et du lexique[1], précise Rolling (Ibid).

De ce point de vue, il n’est pas possible de voir dans le phénicien une langue homogène, selon le même chercheur dont voici la conclusion 

Since the discovery of the earlier Byblos inscriptions it is clear that Phoenician can no longer be viewed as a uniform language. On the contrary, traces of dialects can be recognized despite the defective orthography of the inscriptions (op. cit: 378)

Concernant le punique, Krahmalkov (1994) insiste sur le fait que cette langue ancienne de culture de la Tripolitaine était pratiquée sur l’ensemble de ce territoire.

Prenant part au débat sur l’origine des tribuns Dréder, il affirme

Goodchild’ identification of the Dréder trinbuni as Libyans was based on the belief that the language of their inscriptions was Libyan, predicated on the assumption, the widely held, that in the late Roman period Libyan (Berber) was the language of the African interior. Punic, the ancient language of culture of Tripolitania, scholarly consensus held, have never penetrated the Tripolitania hinterland but was spoken exclusively in the contact region colonized by Phoenicians and Carthaginians. (op. cit: 71)

Or, il ya lieu de se demander s’il Faut en inférer que cela correspond à une langue employée à l’oral par une population, et que les différences scripturales (puisque nous ne disposons que de cela ) sont l’écho d’actes de parole comme dirait Saussure, donc d’une langue en pleine vitalité bien longtemps après la romanisation de l’Africa ?

C’est bien le point de vue d’Elimam (2017 ; 2019) qui soutient que c’est même cette langue qui aura facilité l’arabisation de l’espace maghrébin, étant donné l’origine  sémitique commune aux deux langues, ainsi que les traits morpho-lexicaux qu’elles partagent. Il ne faudra pas comprendre ici que pour Elimam il n’y a que le punique comme langue pratiquée, il y a aussi l’espace linguistique berbère qui demeure selon le chercheur « distinct » de l’espace phénicien. En clair, il existe bien deux langues ! Peu importe si l’on peut admettre l’idée d’une séparation des deux espaces linguistiques et s’il n’est pas plus plausible de poser que les populations à Carthage ne devaient pas vivre dans une espèce de cloisonnement qui rendrait telle hypothèse recevable.

La ligne d’argumentation d’Elimam s’appuie d’un côté sur le multilinguisme de la noblesse berbère et sur les témoignages de Saint Augustin qui affirmait l’emploi de la langue punique dans la région d’Hipponne (l’actuelle Annaba) dans les milieux paysans, de l’autre, ce qui exigeait le recours à des traducteurs. Saint Augustin ajoute pour mieux préciser ce que cette langue punique est en disant « Punica id est africa » (punique c'est-à-dire africaine). Pour Elimam (2019 : 26) « le substrat punique représente 50% de l’actuelle langue vernaculaire majoritaire du Maghreb »

De même, pour Krahmalkov (1994), le punique était même parlé sur l’ensemble du territoire et par toutes les classes sociales. Il ajoute même que sous domination romaine, cette langue ne s’est pas patoisée étant donné qu’elle continuera à être transcrite en caractères latins :

Is now abundantely evident that in the late Roman period Punic (western Phoenician) was spoken throughout Tripolitania from the coastal plain to the Sofeggin basin, by persons of all classes, including Romanized families.

Dans la même perspective,  Kaddache (1998) souligne que les rois berbères recevaient une instruction bilingue et qu’ils rédigeaient leurs écrits en punique et en grec. Il n’est pas également exclu qu’ils avaient une certaine connaissance du latin, puisque Rome est intervenue dans la division du Royaume de Massinissa entre ces enfants (Nabli et ali. Op. cit)

Néanmoins, Jaidi (2004 : 26-27) relève que les profils linguistiques de l’élite sociale jusqu’au milieu du 3ème siècle AV. J-C étaient loin d’être uniforme. En s’appuyant sur l’Apologie d’Apulée, il note que

 Pudentilla était bien instruite en Grec ; son fils ainé, Pontianus avait comme Apulée une formation solide dans les deux langues de culture de l’empire Romain ; Pudens le jeune beau-fils de l’auteur de l’Apologie ne maitrisait pas le Latin et se débrouillait à peine en grec(…).

En étudiant le profil linguistique dans la famille de Septime Sévère, Jaidi rapporte qu’il a es compétences développées en lettres Latines et des compétences bien supérieures en « éloquence punique ». À l’inverse, sa sœur avait beaucoup de peine à s’exprimer en latin.

Or, il se trouve que le témoignage de Saint-Augustin sur lequel cette vitalité du punique est fondée, et selon lequel la langue de Carthage aurait survécu jusqu’au 5ème siècle, est au cœur d’une controverse qui divise les académiciens. En effet, l’archéologue Christian Courtois (1950) souligne que si l’usage du punique s’est prolongé bien après la ruine de Carthage est l’objet d’unanimité parmi les historiens, les allusions faites au punique dans l’œuvre de l’évêque d’Hippone sont bien équivoque : « Pourtant les apparences pourraient être trompeuses », écrit-il. Pour l’historien l’examen des textes anciens permet de constater que les termes « Poenus et Punicus » ne constituent pas une référence univoque ayant évolué et rapidement été employés depuis « Cicéron au moins » aussi bien pour désigner les carthaginois et ce qui les concernait que les Africains en général ainsi que l’Afrique. La syllepse et ainsi bien embarrassante, car entre les deux acceptions « la question essentielle, insiste-t-il, est de savoir laquelle des deux il est opportun de choisir ».

Pour Courtois, s’il est permis d’admettre que Saint-Augustin emploie le mot « punicus » dans son acception première, rien n’exclut qu’il réfère au sens dérivé d’africain. Dans les textes où il y a référence au punique dans l’œuvre d’Augustin « il n’est pas un pour lequel le sens originel s’impose et pas un pour lequel le sens dérivé ne soit recevable », souligne-t-il. Le chercheur attire par ailleurs l’attention sur le fait que les documents autres que ceux de l’évêque d’Hippone n’autorisent pas d’établir que les autochtones aient continué de se servir du punique au-delà de la dynastie des Sévères, donc au-delà du IIIème siècle de notre ère. Sous Tibère, en effet, donc au premier siècle de notre ère, on note la disparation des caractères puniques des monnaies en cours. Au début du IIIème siècle après notre ère, l’Edit de Caracalla en l’an 212 semble avoir donné le coup de grâce à la langue punique étant donné qu’il conditionnait la citoyenneté romaine, entre autres, par l’emploi de la langue latine.

Courtois renforce sa position par le constat que les influences carthaginoises sont beaucoup plus profondes dans le domaine religieux que dans le domaine linguistique. Mais cela sous-entend-t-il que le punique est restreint à des domaines particuliers, particulièrement le religieux ? Donc qu’il s’agit d’une langue soumise à un emploi conjoncturel ?

À l’inverse, Traina et Ibba (2006 : 167) soutiennent que  

certains spécialistes ont cru que les allusions d’Augustin à la lingua punica concernaient en réalité le libyque, bien que plusieurs passages de son œuvre montrent sa connaissance du néopunique (…).

 Ainsi, concluent-il

Il est donc manifeste que lorsqu’il désignait le punique comme une langue  « africaine », il ne se référait pas au berbère mais à la variante africaine de la langue des phéniciens, proche de l’araméen et de l’hébreu (..)  il ajoute que « pour leur mission pastorale, les évêques des sièges ruraux devaient connaître le punique ».

Du reste cet objet, la langue punique, est d’autant plus controversé qu’il s’agit d’envisager la possibilité d’une littérature en langue punique et de supports scripturaux autres que ceux que l’archéologie a pu mettre en valeur.

Sznycer (1969) assure qu’il n’ya pas l’ombre d’un doute sur

 l’existence d’une riche littérature punique… comme en témoignent, entre autres, les sources classiques qui mentionnent l’existence à Carthage d’immenses bibliothèques … certaines parties, au moins devaient remonter à l’époque même de la fondation de Carthage.

L’archéologue ajoute qu’il existait à Carthage

 de véritables historiographes chargés de consigner par écrit en phénicien il va de soi- les faits les plus marquants de la vie et de l’histoire de la cité qui ont dû élaborer, au cours des siècles, toute une série de chroniques, d’écrits historiques, probablement sous forme « d’annales » étant donné que es auteurs classiques grecs et latins évoquent des termes comme Phoinikika, Historiae Poenorum, Punicae historiae.

L’historien Flavius Josèphe affirme s’être inspiré des « chroniques tyriennes, qui lui sont parvenues à travers les œuvres d’écrivains hellénistiques notamment Méandre qui aurait traduit les archives tyriennes du phénicien au grec.

De même, Philon de Byblos, aurait commis une traduction adaptation de l’œuvre d’un érudit phénicien, dont l’existence est également controversée, ayant vécu au temps de Moïse, nommé Sanchouniathon, ce qui constitue une preuve indirecte de l’existence d’une littérature épico-mythique phénicienne.

Dans sas Politique, Aristote (Chap 8) réserve n chapitre entier à la constitution de Carthage dont il analyse les fondements et la philosophie juridique en la comparant à celle de Sparte.

Il est également souvent fait référence au périple d’Hannon et du traité de Magon, parvenus dans des versions grecques, comme preuve d’une production littéraire punique.

Par ailleurs, Krahmalkov (1994) fait la découverte d’un poème punique relatant la captivation d’un chef de guerre et l’avance comme preuve renforçant l’idée d’une littérature punique. Il écrit à ce sujet

(…) as the poem of Iulius Nasif from Bir ed-Dreder indicates, traditional Punic literature was also being written well into the late fourth century. To the literature of this period belon,gs the neo-punic entrance monologue in Plautu’s Poenulus, the language and orthography of whicch is identical to that of Tipolitanian inscriptions (p72).

En commentant le style du poème, il précise

In all significant respects, it is identical in form and style to Ugaritic and ancient Israelite poetry, a fact all the more remarkable considering it was composed in the fourth century A.D and eloquent testimony to the tenacity and conservatism of the Phoenician culture of North Africa. (p, 70)

Néanmoins, en dehors du poème analysé par Krahmalkov, toutes les autres sources sont l’objet d’une remise en question par plusieurs chercheurs, notamment Baurain et Krings.

Pour Baurain (1992 : 160), il faudrait s’armer de prudence lorsqu’il s’agit d’envisager la question littéraire, car il s’agit bien d’une notion problématique si nous soustrayons les nombreuses inscriptions votives et funéraires, qui ne témoignent pas d’une quelconque création. Selon lui, en effet, la littérature est à analyser en fonction de son appartenance à à la « low literacy » ou alors à la « High literacy » qui renvoient respectivement aux graffiti et à « une littérature formelle, des textes liturgiques et des textes législatifs préservant des usages traditionnels ou des codifications publiques » (op.cit : 161).

L’historien soutient donc que si les épigraphies, très nombreuses par ailleurs, permettent de défendre la prolifération d’une « Low literacy », rien ne permettrait de défendre la thèse d’une littérature de création en langue punique. Pour lui, s’il a pu y avoir une littérature  création chez les Carthaginois, celle-ci ne pouvait être qu’n grec, s’alignant ainsi sur es thèses     de Momigliano (1980 ; 1990) dont il rapporte les propos dans la conclusion de son article. Ce dernier écrit afin de faire valoir la prépondérance de la culture hellénistique

Toutes les nations qui entrèrent e contact avec les grecs à l’époque hellénistique (et même avant) produisaient des livres en grec relatifs à leur histoire nationale. Elles le firent parce que les Grecs leur  apprirent à se regarder de manière différente par le biais de l’Historia hellénique, en partie parce qu’elles cherchaient  à se rendre respectables aux yeux des Grecs ».

De ce point de vue, si les Grecs peuvent être considérés comme les ancêtres de la civilisation occidentale, c’est parce que « Romains et juifs, de différentes manières décidèrent de s’approprier la culture grecque » en adhérant au bilinguisme et en s’efforçant de penser à l’intérieur des catégories grecques.

En évaluant le témoignage de Salluste par exemple qui dans son récit de la guerre contre Jugurtha, assure résumer les faits à partir de la traduction des livres puniques d’Hiempsal, Baurain (op.cit) oppose que le fait de se réclamer de documents très anciens, souvent découverts de façon fortuite est une pratique littéraire très fréquente dans l’antiquité, un topos, à travers lequel on cherche à fasciner le lecteur. Commentant la même source, krings (1995 : 35) affirme dans la même veine

(.. ) il est clair que le thème des parchemins perdus et miraculeusement redécouverts tient du topos littéraire.

Baurain élargit par ailleurs son propos et remet en question même la capacité de l’alphabet phénicien à créer et diffuser une littérature de création et soutient que le système graphique en question est limité et que la difficulté de la lecture n’est pas toujours due à l’illisibilité du signe ou à l’état de conservation, ou encore la complexité du message qu’il véhicule.

Somme toute, pour lui (op.cit : 177), la destruction de Carthage ne peut pas tout expliquer et n’est en rien capable de dire pourquoi il n’est parvenu que des textes grecs des auteurs puniques. L’idée est partagée par Krings (op.cit : 28) qui écrit en guise de conclusion à son chapitre réservé à la civilisation phénico-punique

Mais à Carthage, le feu s’il a détruit les livres n’a pas encore cessé de nourrir les imaginations.

2. la Pièce :

Plaute est un dramaturge du second siècle avant notre ère et particulièrement qu’il a été contemporain de la chute de Carthage. Ainsi est-il représentatif des attitudes et des idéologies romaines de l’époque. La comédie, genre adressé au peuple, met en scène un carthaginois appartenant à une certaine élite sociale (il est accompagné de ses esclaves) en voyage à Rome à la recherche de ses deux filles et de son neveu enlevés en bas âge. Le Poenulus de Plaute, malgré la controverse qui a accompagné l’apparition des quelques phrases en punique dans la bouche de son personnage (Cf.  Sznycer, 1967  qui souligne que les versions qui nous parviennent attestent deux versions du discours d’Hannon qui ne représentent pas une version améliorée du même texte mais de deux textes distincts), constitue l’une des rares œuvres où la langue carthaginois soit exploitée dans la création littéraire. Par ailleurs, il s’agit d’une comédie populaire qui investit les topoi de la société romaine illustrant le conflit comme mécanisme pouvant amener une langue sinon à disparaître, du moins à voir son champ se réduire.

Dans ce texte, le premier indice que nous livre Plaute concerne le domaine d’usage de cette langue : les quelques phrases d’Hannon dont voici la traduction ci-après renvoient au domaine du sacré

Je supplie les dieux et les déesses qui habitent cette ville

de faire que mon voyage ici soit un voyage heureux, et

qu'il me conduise à mon but. Accordez-moi, dieux immortels,

je vous en conjure, la grâce de retrouver mes

filles, et mon neveu avec elles, ces chères enfans qui

m'ont été" ravies. J'avais autrefois dans cette ville un

hote appelé Antidamas : on dit qu'il a satisfait à la loi de

nature; mais on m'assure que son fils Agorastocles est

ici. J'apporte avec moi le dieu et le gage d'hospitalité.

On m'a indique sa demeure dans les environs. (voyant

sortir Agorastoclès avec Milphion) Je vais m'en informer

auprès de ces gens qui sortent

Or, il ne s’agit pas ici d’un texte liturgique ! Faut-il croire que Plaute identifie intuitivement le domaine d’emploi de cette langue ? Rien n’est moins sûr. Relevons tout de même que nous sommes dans la sphère de l’individuel et presque du secret puisque c’est en aparté que ces propos semblent proférés. Pour Marie-Hélène Garelli (2014) il s’agit d’invoquer le comique à partir de l’exotique et de l’image de l’étranger conçu comme quelqu’un de barbare que distingue son accoutrement aussi bien que sa langue.

Du reste, Plaute est considéré comme un représentant du nationalisme romain, et de ce point de vue illustre le conflit socioculturel qui oppose les deux nations même après la chute de Carthage, qui demeure l’un des faits marquants de la geste militaire romaine.

3. Conflit linguistique et abandon ?

Ainsi que nous l’avons signalé, la disparition du punique demeure aussi mystérieuse que l’est cette langue elle-même.

D’après Calvet (1974 ; 2016), le rapport entretenu par les langues est toujours un rapport de prédateur à proie et la disparition d’une langue commence dans les classes aisées et dans les espaces urbains avant de s’étendre aux régions les plus reculées. Toutefois, s’agissant du punique, le processus ayant conduit à l’abandon de cette langue n’est pas le processus classique où les monolinguismes et les bilinguismes vont s’enchaîner pour aboutir à un changement de langue (Language Shift). Dans un processus classique, un bilinguisme urbain dans les classes supérieures se transforme en un nouveau monolinguisme citadin qui déteint sur les campagnes de manière verticale. Or, pour Calvet (2016 :58), le processus n’est pas exactement pareil puisque la population autochtone continuera à parler une langue, le libyque. Dans cette perspective le latin ne fera que remplacer le punique dans un nombre de fonctions limitées.

Relevons du reste que la théorie avancée par Calvet suggère que le punique connait une vitalité se limitant uniquement à certains domaines autrement dit, bien qu’il ne l’exprime pas dans des termes clairs, le linguiste semble suggérer que c’est parce que ses domaines d’emploi sont réduits que la langue punique aura pu disparaître… ce qui nous ramène paradoxalement à la thèse controversée de l’écrit !!

Nous pensons que c’est le conflit socioculturel qui a joué un rôle clé dans ce que nous pourrions considérer comme l’abandon d’une langue de culture, le conflit étant le moteur des changements linguistiques.

Bien que la notion de conflit soit souvent exploitée par beaucoup de linguistes, elle semble souffrir d’un manque de conceptualisation (Nelde, 1987). Cette notion fait son apparition dans des disciplines éloignées des sciences du langage afin de montrer que les contacts interethniques ne sont jamais pacifiques ainsi que l’emploient les sociologues, ou, comme le posent les chercheurs en sciences politiques, que dans une situation de contact linguistique, l’expansion et l’hégémonie d’une langue sur le plan politique et social, des tensions apparaissent et risquent de diviser la société, étant donné qu’un groupe détient par le biais de la langue le contrôle de l’administration, de la politique et de l’économie tout en favorisant sa propre langue comme capital symbolique qui y permet l’accès.

 

En sociolinguistique, c’est surtout avec les linguistes catalo-occitans, qui reprennent la notion à Haugen (1966),  qu’un travail de conceptualisation commence. Dans les travaux du Congres Cultura Catalana (1978, VOLI : 13) dont voici la traduction proposée par Kremnitz (1981 : 65-66) :

Il y a conflit linguistique quand deux langues clairement différenciées s’affrontent, l’une comme politiquement dominante (emploi officiel, public) et l’autre comme politiquement dominée. Les formes de la domination vont de celles qui sont clairement répressives (telles que l'État espagnol les a pratiquées sous le franquisme) jusqu'à celles qui sont tolérantes sur le plan politique et dont la force répressive est essentiellement idéologique (comme celles que pratiquent les États français et italien.)

Un conflit linguistique peut être latent ou aigu, selon les conditions sociales, culturelles et politiques de la société dans laquelle il se présente. Ainsi, dans une société préindustrielle, avec une situation stabilisée de diglossie, le conflit linguistique est habituellement latent (comme il l'était au Pays valencien il y a vingt ans ou en Roussillon il y a encore moins longtemps). Mais dans une société industrialisée, dans laquelle l'idéologie diglossique se voit avant tout alimentée par les classes et les secteurs sociaux qui en empêchent le développement socioéconomique et culturel, le conflit se montre d'habitude sous sa forme aiguë[2].

Pour eux, les situations de conflit débouchent soit sur la SUBSTITUTION, c’est-à-dire l’abandon de la langue dominée pour la langue dominante, soit sur la NORMALISATION, c’est-à-dire l’émancipation de la langue dominée et la disparition de la langue dominante. La situation conflictuelle se caractérise par un certain nombre de fonctionnements diglossiques qui se manifestent aussi bien sur le plan institutionnel que symbolique.

Sur le plan institutionnel, la prédominance du latin dans le domaine administratif, politique et religieux après ne pourrait qu’avoir incité les élites carthaginoises à abandonner le punique.

Sur le plan symbolique, le conflit s’illustre d’abord dans l’image du Carthaginois dans les milieux populaires romains, ou mieux dans celle qu’on essaie de donner de lui, y compris dans la littérature. Il condense en effet tous les symboles de la dégradation, ou peut s’en faut : même lorsqu’il jouit d’un statut de citoyen romain, il est présenté comme un être sans morale, vil et fourbe. En témoigne l’image d’Agastoclès, le neveu d’Hannon dans la pièce, renforcée par son statut d’entremetteur. Quant à la gente féminine carthaginoise, elle est réduite à l’esclavage et vouée à se prostituer. Carthaginois est également dépeint comme une créature dangereuse : c’est le symbole de la duplicité et de la ruse, et son bilinguisme est perçu comme quelque chose de méprisable tel que le dit clairement ce propos de Miliphion où il traite Hannon de « Métis de Libyen à double langue, race de serpent.

Néanmoins, il ne faudrait pas croire que c’est la vision que l’on a du bilinguisme en général. Tout au contraire, c’est particulièrement le profil linguistique impliquant le punique qui l’est. Car, dans le monde romain, en fait, le bilinguisme grec-latin constitue un standard distingué contrairement au punique qui est objet de honte dans l’élite sociale romanisée. Les historiens rapportent que Septime Sévère fut embarrassé que sa sœur ne parlât que la langue punique et se dépêcha de la renvoyer à Lepcis Magna. Par ailleurs, synonyme d’ignorance, la seule pratique de la langue punique constitue sinon un scandale, du moins une sorte d’impiété. Dans son plaidoyer Apulée, afin de disqualifier son beau fils qui le traduit en justice pour sorcellerie, axe l’un de ses arguments sur l’ignorance du latin et la pratique exclusive du punique :

il ne parle jamais que punique, à part les quelques mots de grec qui lui viennent de sa mère ; quant au Latin, il ne sait ni ne veut le parler. Tu as été tout à l’heure, Maximus, témoin de ce scandale (…), s’indigne-t-il.

Ainsi, objet de minoration symbolique, la pratique du punique jette-t-elle l’opprobre sur quiconque est condamné à s’en servir dans l’imaginaire romain et provoque la culpabilisation sociologique, culpabilisation qui sape l’identité, neutralise toute volonté d’identification avec l’espace civilisationnel minoré et déploie chemin de l’abandon de langue

 Conclusions :

Si la controverse autour de la vitalité du punique en tant que médium de communication demeure une question ouverte ; si les qualités littéraires de cette langue sont puissamment rejetées ; il semble que le paradigme du conflit éclaire mieux sur la disparition du punique après la destruction de Carthage. Il ne reste donc qu’à trancher sur la date à laquelle il sort d’usage afin de pouvoir se prononcer sur le rôle qu’il peut jouer dans la transition entre l’époque Byzantine et la période arabo-musulmane en Afrique du Nord !


Références Bibliographiques :

Apulée, Apologie, XVIII. Trad de Paul Valette, Paris, Les Belles Lettres, 2001

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-                     1974, Linguistique et colonialisme. Petit traité de glottophagie, Paris, Payot.

-                     2016, La Méditerranée, mer de nos langues, CNRS Editions.

-          Courtois, C. 1950 : « Saint Augustin et la survivance de la langue punique », In : Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 94ème année, N. 3. Pp. 305-307

Garelli, M-H. 2014: “un personage à la croisée des regards: Hannon dans le Poenulus de Plaute”, Cahiers des Etudes Anciennes. L1. Pp.183-201

Hagège, C , 2006 : Halte à la mort des langues. Odile Jacob, Paris.

Harris, Z. S. 1936 (1990) A grammar of the Phoenician language, American Oriental Society. Seventh edition

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Jaidi, H 2004: « Appartenance sociale et usage de la langue néopunique au Maghreb à l’époque romaine », dans Dakhlia, J (Dir.) Trames de langues : usages et métissages linguistiques dans l’histoire du Maghreb, Maisonneuve et Larose, pp 21-40

Kaddache. M. (1982), L’Algérie dans l’antiquité, SNED, Alger.

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-          1994, "When He Drove out Yrirachan": A Phoenician (Punic) Poem, ca. A. D. 350, Bulletin of the American Schools of Oriental Research , May, 1994, No. 294, pp. 69-82

-           2001: A Phoenician-Punic grammar, Brill

KREMNITZ, G. (1981) : « Du “bilinguisme’’ au ‘’conflit linguistique’’. Cheminement de termes et de concepts ». Dans Langages, 15e année, n°61, pp. 63-74. doi : 10.3406/ consulté le 22/02/2023

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-          1980 : « The uses of the Greeks », In : Momigliano, A (Ed.) : Sesto contributo alla storia degli studi classici E del mondo antico, 149, Rome.

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Sznycer, M:

-          1967: Les passages puniques en transcription latine dans le Poenulus de Plaute, Paris, Klincksieck.

-          1969: “La literature punique”, In: Archéologie Vivante, I, 2. Pp. 141-148

Traina, G.  et Ibba, A. 2006 : L’Afrique romaine : de l’atlantique à la Tripolitaine (69-439 AP. J.C), Bréal



[1] We lack the variety for the good grammatical and lexical understanding of a language

[2] - Nous souligons.


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